Anne Bertrand
Certaines photographies résistent. Certaines se signalent à ceux qui les voient, dès qu’ils les voient, et de ce moment-là les accompagnent. Certaines demeurent en mémoire, réapparaissent parfois des années après : elles tiennent, incontestablement, par leur densité même. Pourquoi, ou comment ? C’est encore un mystère. Ces images qui, chacune à leur manière, pulvérisent les genres, et vont se croiser sans rien d’a priori prévisible, ont aujourd’hui pour unique dénominateur commun leur irréductibilité.
Jean-Marc Chapoulie
Enquête sur une image invisible
J'ai choisi de montrer une vingtaine de films, tous inédits. Ils tentent de dessiner les contours d'un iceberg, la partie immergée : l'insondée de l'Histoire du cinéma. Images jusque-là invisibles, quelque chose comme la lettre volée : elle était là sous nos yeux depuis toujours mais nous ne savions la voir.
On a vite oublié depuis les frères Lumière que parallèlement à l'industrie, voir son artisanat, il existe des images affranchies. On tourne chaque jour comme le boulanger fait sa fournée, des milliers de films dits de familles, d'amateurs, d'anonymes... invisibles.
Triomphe de l'imaginaire contre la vérité fétichiste et divertissante de l'Histoire du cinéma.
Ces cinéastes ou plutôt opérateurs-cinéastes reproduisent, ici, l'élan du premier film en saisissant au mieux le noyau atomique de la vie.
Comme Jean Nolle, agriculteur, fils d'agriculteur, célèbre dans le nord de la France comme inventeur d'une arracheuse de pomme de terre polyvalente a réalisé 90 films depuis l'après-guerre. Jean Nolle, cinéaste amateur-éclairé fait toujours un 1er film - cinéma naissant, résistant - il est l'ultime affranchi du marché et de la censure.
Au terme d'un siècle de cinéma, comment donner à voir, surtout quand il s'agit de trente heures d'images d'un projet qui en comptera cent cinquante dans trente ans. Tel est, là, le défi invisible et existentiel de Véronique Aubouy qui filme la lecture intégrale de "A la recherche du temps perdu" de Marcel Proust depuis 1993. "Pourquoi le cinéma ne serait pas simplement de filmer des gens en train de lire de beaux livres disait Jean-Luc Godard dans son manifeste en octobre 67.
Enquête sur l'image... le désir d'interroger :
Le film amateur (Glissement intime du Printemps, Welcome to Arizona, Las Végas de Jean Nolle), l'archive officieuse (document FO 98 de Vidéoconfrence, Lettre d'amour d'Indochine), le document souterrain (Harry Smith d' André S. Labarthe, Sourire d'une ouvrière, Proust lu de Véronique Aubouy), les rushes (La chambre de Vanda de Pédro Costa, Carnaval à l'école), la télé invisible (sélection effectuée par Valérie Cadet), le film de famille - (Lozerienne d'hygiène mentale par Tosquelles, F.Guattari sur un divan par François Pain, Juillet-Aout de Christophe Atabekian et Eva Truffaut)...
Autant de films réunis sous la forme d'une constellation, des étoiles qui représentent des postes de douane, derniers signes d'un territoire, des guérites et des douaniers qui marquent l'état-limite des images, et, les frontières où quelque chose se passe - un conflit en général.
Yvane Chapuis
La danse ne se limite pas à une écriture du mouvement des corps sur la scène. Elle se saisi de tout, la danse est partout. Qu’elle puisse faire mot, image, son, que sais-je encore importe peu. Ce serait réduire son objet à des questions formelles. Tout est danse parce que tout l’intéresse, et les portes qui permettent d’y entrer sont multiples. Du théâtre aux night-club, de la rue aux appartements, elle touche aux plus inextricables questions de l’identité.
Laurence Dreyfus
BLISTER - LE JEU VIDEO UN UNIVERS PERSISTANT ?
Immatériel, non spectaculaire et narratif, le jeu-vidéo est un monde immersif dans lequel deux pixels se rencontrent et produisent un événement. Un deuxième monde où l’on rentre et l’on sort en un seul coup de click. Ce monde est persistant, au-delà de la compréhension du réel, nous entrons dans un univers parallèle qui apparaît et perdure dans le virtuel. Recherchant la connivence, grâce à la conquête d’un territoire de prédilection, le jeu vidéo, est une culture qui puise dans l’univers du fantastique, de la Manga, du flipper, du cinéma et de la musique pour, avant tout, définir sa propre signature.
Est-il possible qu’au cours de ces vingt dernières années les jeux vidéos aient rejoué en accéléré le parcours de l’histoire de l’art depuis la symbolique médiévale, en passant par l’imitation des Maniéristes et des Baroques jusqu’à la conquête de l’espace idéal de la renaissance ? Mais peut-être ces notions ont-elle pris des chemins de traverse rendus possibles par quelques innovations technologiques que la peinture, la sculpture et les récentes installations ne pouvaient mettre en œuvre. Mais le monde virtuel 3D des jeux sur ordinateurs ou sur les consoles des années 90 expriment un important changement de paradigme, qui n’est pas sans résonance avec ce qui se passe dans l’art contemporain.
Le jeu structure nos sociétés depuis toujours, au sens philosophique et politique, mais une nouvelle génération de gamers s’imposent en dictant et affirmant un refus délibéré de s’intégrer au code social. Ce retrouvant face à l’écran, miroir d’eux même. Cette fenêtre –écran 17 pouces - ou mondes superposés appellerait-elle à un univers chimérique ?
Le jeu reste aujourd’hui une expérience intime ou collective qui accepte une part de risque et d’inconnu. Trop d’incompréhensions subsistent, la peur de rentrer dans un monde jugé ludique et stupide, basé en apparence sur le faux et l’esthétique d’appropriation. Seule une génération et quelques auteurs visionnaires ont pris conscience dès 1972, qu’il s’agit d’un regard cynique, critique et drôle sur la réalité. Mais traiter du jeu vidéo et la question de l’art contemporain peut paraître expérimental, son histoire se résume en à peine 30 ans.
Après l’écriture sur l’ordinateur, la rencontre de deux springs ou deux pixel en mouvement vont se matérialiser. A partir de ce point de rencontre, le jeu commence avec une envie d’appropriation et de transformation. Le Pong réunira des aficionados dans une salle dite d’arcade (Space Invader, Angella Bulloch, Mel Chin, Atari-Noise, Martin Le Chevalier, Panoplie). Puis le jeu évoluera progressivement de la PS2 à la Dream Cast et enfin vers le jeu en réseau avec les univers de Everquest, Mankind, Half Life, Counter Strike, Sims. (Kolkoz, Tobias Bernstrup, Rirkrit Tiravanija) A force de procurer dans le jeu des modèles de simulation, la différence entre réel et non réel est imperceptible et non valide. Où se situe la limite et comment distinguer le vrai du faux ? (Miltos Manetas, Mai Ueda, Gerwald Rockenschaub, Thomas Demand, Miwa Yanagi, Lee Bul, Takashi Murakami). Finalement le contexte transversal et commun à tous rendra persistant l’univers du jeu dans le temps (Doug Aitken, Mathieu Briand, Pierre Joseph).
Klaus Hersche
Le décloisonnement des ‘genres’ artistiques – processus inverse au 19ème siècle qui se forçait à les définir et à établir leur hiérarchie – ne peut plus, il me semble, être traité sur un plan purement formel. C’est pourquoi je préfère considérer le phénomène comme une complicité ou une complémentarité entre différentes approches - artistiques, scientifiques, philosophiques – à des questions soulevées par un monde dont la complexité ne fait aucun doute. Autrement dit : les propos, les contenus, les préoccupations m’intéressent plus que les considérations formalistes.
Suite à cette réflexion, je prends la liberté de ne pas me cloisonner dans le genre artistique qui m’a été attribué dans le cadre de la Biennale 2001 : le théâtre et la performance. La notion du ‘spectacle vivant’ – sorte de porte de secours ‘promotionnel’ - me convient encore moins, puisque nous vivons dans une époque ou le ‘spectacle’ ou le ‘spectaculaire’ s’est emparé de tous les domaines de la vie.
La seule chose que je retiendrai du ‘théâtre’ : sa capacité d’ouvrir un espace pour des investigations et des expériences qui s’approprient différentes méthodes et pratiques. Quant à la ‘performance’, je préfère son usage anglo-saxon qui signifie l’exaction d’un acte, nécessitant la présence physique de l’artiste.
Je présenterai trois artistes qui – sur leur parcours artistique – ont côtoyé d’une manière ou d’une autre l’univers théâtral. Ils l’ont quitté depuis longtemps vers des pratiques résolument ouvertes, souvent inclassables, tout en gardant du théâtre le sens de la dramaturgie, de la mise en scène et de l’implication des ‘êtres vivants’ dans un processus où l’on ne sait pas toujours qui est acteur et qui est spectateur.
L’un des artistes est Hans Peter LITSCHER, à la fois metteur en scène, historien, réalisateur et conteur, dont les perpétuelles recherches dans le domaine des biographies d’artistes oubliés prennent la forme de conférence, d’exposition, d’installation. En parfaite complicité avec un autre artiste ‘entre les genres’, le musicien et plasticien Christian MARCLAY, il rendra hommage à la compositrice et musicienne Sarah MANDELBLUT dont les recherches dans le domaine de la musique électro-acoustique des années 50 ont été découvertes récemment.
Les deux autres artistes sont un couple qui prétend depuis 1982, sous le nom de GRAND MAGASIN, en dépit et grâce à une méconnaissance quasi-totale du théâtre, de la danse et de la musique, leur histoire et leurs techniques, réaliser les spectacles auxquels nous rêverions d’assister. Durant la Biennale, ils s’engageront dans le développement d’une méthode personnelle et inédite d’observation de l’environnement, donnant régulièrement, sous forme de rendez-vous publics, des « Eléments de description non-critique ».
Richard Robert
A l’origine, Robert Wyatt voulait être peintre. Puis il s’est aperçu qu’il ne pouvait peindre qu’en musique. Finalement, il a lâché ses pinceaux et s’est consacré à la musique. Ceux qui ont suivi son parcours savent que cet homme, depuis plus trente ans, n’a en réalité jamais vraiment choisi : sa voix faussement blanche est certainement l’un des plus beaux spectres de couleurs de toute l’histoire de la musique, et ses chansons comptent parmi les inventions plastiques les plus bouleversantes de ce temps. A l’image de Wyatt, les musiciens et acteurs sonores invités à cette 6e Biennale de Lyon sont plongés dans une sorte d’indécision qui, au lieu de les paralyser, leur a au contraire permis de s’ouvrir sur une infinité de désirs, de gestes et de paroles. Loin des chimères d’un art total et hypertrophié (ce que, dans le seul champ de la musique, certains appelèrent « fusion »), tous travaillent à une synthèse en perpétuel devenir : un chantier en construction, léger et furieux, qui ne dissimule rien de son éternel inachèvement. Leur libre circulation dans l’univers des images ou des arts plastiques est le fruit d’un débordement poétique, d’une fuite créative qui est aussi une transgression des codes esthétiques, une subversion des langages, un autre usage du monde. Tout ce que cette époque s’applique à glorifier – la spécialisation du goût et du plaisir, l’extinction des sens, le mépris du hasard et du désordre – est ici battu en brèche. De leurs dérives volontaires, ces voyageurs clandestins rapportent leur lot de révélations. Robert Wyatt, Pierre Bastien, Henk Hofstede, Frédéric Le Junter, Programme, Arto Lindsay, Catherine Vasseur et Gilles Tordjman partagent une même attirance pour les horlogeries secrètes, les rouages dérobés aux regards et aux oreilles, toute cette mécanique vivante dont le bon sens commun s’obstine à nier l’existence. Tout ceci, au fond, n’étant qu’une façon à peine détournée de revenir à un don hérité de l’enfance : le jeu, c’est-à-dire l’envie de questionner et d’éprouver férocement le monde – quitte à ce qu’il ne s’en relève pas, et que de ses ruines naissent d’autres paysages, d’autres tableaux, d’autres musiques.
Guy Walter
Exposer la littérature à son extériorité comme on l’exposerait à un danger, n’est-ce pas ce qu’elle fait déjà avant même qu’on lui demande de changer de territoire, qu’on lui demande de quitter momentanément la page pour investir l’espace ouvert de ceux qui peuvent s’approcher et voir. Cette excursion, cette manière de s’inviter au dehors, de se risquer sur le côté, je l’ai devinée à l’œuvre dans les livres d’Eva Almassy, de Will Self et de Patrick Bouvet, chacun à sa manière comme une focale très singulière qui ouvrirait au plus intérieur de la langue ce qu’elle a de plus étrange, son dehors psychique, social, intime comme le nombre premier du réel, irréductible, indivisible mais multiplicateur, diversifiant, fécond, défaisant la totalité ordonnée de son pouvoir illusoire d’emprise et de représentation, acceptant l’heureux inconvénient de l’imaginaire et les multiples et changeantes connexions de la perception. Leur demander à tous trois, écrivains de la bifurcation, d’affronter le lieu physique et inhabituel d’une autre disposition, celle d’une exposition, d’une Biennale d’art contemporain, c’était faire confiance à leur puissance de migration, d’exil, d’appel ; c’était savoir que ce qui n’était pas la littérature leur avait fait signe depuis longtemps, qu’ils s’en étaient inquiétés mais qu’ils y croyaient ferme à la possibilité qu’elle aurait, la littérature, de se rejoindre là où elle n’est pas, de se mettre à distance d’œil, assez loin d’elle, puisque nous le leur demandions et de lui adresser néanmoins quelque signe en passant par nos regards. C’est nous qui serons chargés de voir ce qu’ils nous montrent, ne l’oublions pas. Nous n’oublierons pas non plus que le mot connivence sous l’emblème duquel ils ont accepté de se placer nous murmure l’entente secrète, le secret partagé, celui des arts ou de l’évidence du réel, et que son étymologie joue comme par ironie, à moins qu’il ne s’agisse d’un enchantement, avec le verbe latin connivere qui signifie cligner des yeux. Nous ne leur avons peut-être jamais demandé que cela, pas autre chose. C’est le mouvement que l’on fait pour voir et pour lire, interrompre.